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Travailler deux heures par jour

Je ne sais pas si nous sommes tous un peu comme ça mais pour ne pas vous inclure dans une généralité qui ne vous correspondrait pas, je vais parler de mon cas. J'ai beaucoup de mal avec ma vie au travail, avec le fait de devoir y consacrer trop de temps. Une petite révolte gronde en moi et elle me dit: ce n'est pas comme ça que je veux vivre. En tout cas ce n'est pas ce que j'appelle vivre. Peut être parce que je suis jeune, que je viens de commencer ma "vie active", que ce que je fais ne me plaît pas, ne me donne pas l'impression de me réaliser.

Un ami m’a prêté ce livre: Travailler deux heures par jour _- c’est là où je voulais en venir - et cette “étude sociale (?)” d’un autre temps (1977) m’a fait énormément de bien. Pas de solution miracle, de recette secrète, certes quelques pistes mais le sentiment - Ô combien important - de n’être pas seule sur un îlot face à “l’allergie du travail”. Et surtout pouvoir penser: mes questionnements sont peut-être légitimes; j’ai le droit de rêver d’un monde où la plupart de mon temps m’appartient; je ne suis pas une paresseuse mais plutôt une utopiste. _

Dans ce partage l’espoir que cette lecture puisse peut être apaiser d’autres.

Travailler deux heures par jour est un ouvrage écrit par le collectif Adret en 1977. Pour reprendre leurs mots:

Adret : en pays montagneux, versant exposé au soleil , signature collective de : Claudie Besse, employée aux chèques postaux - Suzanne Bonnevay, secrétaire - Charly Boyadjian, ouvrier en 3 x 8, délégué syndical CFDT - Roger Collas, ex-ouvrier (CGT), retraité - Gilles Denigot, docker, militant GSED - Daniel Schiff, enseignant - Loup Verlet, chercheur scientifique.

En lisant le titre nous pourrions tout d’abord croire à une ode à la paresse mais il n’en n’est rien. L’objet de cet oeuvre, au coeur de notre actualité, est plutôt de nous réconcilier avec le travail, un travail humanisant, aussi appelé un “travail libre”. Mais aussi de nous réconcilier avec nous même en nous offrant le droit de vivre une utopie.

Pour ce faire, dans la première partie du livre “Le travail vous aimez ?”, nous allons d’abord voyager à travers les souvenirs d’un travailleur en 3x8, d’une travailleuse aux chèques, d’un docker à Saint-Nazaire, d’une secrétaire de laboratoire scientifique, d’un apprenti serurier. Ils vont nous décrire leur quotidien, les tâches épuissantes et abrutissantes, les grèves ou le chômage forcé qui leur ont libéré du temps, et surtout, les réflexions qui ont jailli de leur cerveau. Comme explicité dans le texte:

Il n’est pas facile de s’interroger sur son travail. Dans notre société, la question “À quoi sert mon travail?” risque vite de déboucher sur “À quoi je sers?”. C’est notre moi profond qui est ébranlé, notre légitimité dans la société. Il n’est donc pas surprenant que ceux qui parlent ici soient des gens qui ont eu l’occasion de prendre du recul par rapport à leur travail. (Prologue p.11)

Après ses témoignages nous allons trouver dans la seconde partie une étude “Libérez-les horaires !” alternant entre de l’utopie, des chiffres et une vision du temps. Cette évaluation scientifique prend sa source dans la réflexion suivante: “Pourquoi 40 heures?” L’étude semble d’ailleurs découler de la première partie mais historiquement elle la précède. Les témoignages de la première moitié de l’oeuvre sont nés des discussions et des réactions que l’étude a sucitées.

“Le travail vous aimez ?”

Les cinqs témoignages que nous offrent ce livre sont des moments de vie, des doutes, des peurs et des incertitudes qui se sont transformés en matière à penser et à transformer l’existant. Je ne pourrai retranscrire la proximité que je ressens à la lecture de ces textes, c’est un peu comme si mes grand-parents me contaient leur histoire. Je vous offre donc quelques passages qui ont pu me soulager - par là je veux dire: le plaisir de partager des réflexions peu institutionnelles avec d’autres et par delà les âges - ou amorcer ma pensée. Chacun pourrait les commenter longuement mais bruts, ils sont bien plus transperçants:

Charly Boyadjian, ouvrier en 3 x 8:

A la limite, les rapports sexuels ça devient de la masturbation: tu as une espèce d’envie au bas-ventre, tu as besoin d’une décharge, mais l’autre, tu arrives à l’oublier complètement parce que tu es crevé, tu n’as pas vraiment le temps. (Le temps en 3 x 8 p.24)

Et tu n’arrives plus brutalement à contester, tu es dans un tel état de fatigue que tu ne vas pas contester la société, le patron; c’est beaucoup plus vague comme contestation, ta révolte ça va être même “ces bicots de merde, ils viennent nous faire chier”. Même moi dans ces périodes-là, tout en étant dans un comité antiraciste, j’avais vachement plus de tendances racistes. (Le temps en 3 x 8 p.24)

Intellectuellement tu vaux plus rien, d’abord pour la bonne raison que tu serais incapable d’écouter quelqu’un : si le mec n’est pas d’accord avec toi, tu seras dans une telle tension nerveuse que tu vas l’envoyer chier; tu as le réflèxe parano, c’est toi qui as raison automatiquement. (Le temps en 3 x 8 p.24)

Au bout d’un moment tu arrives à être tellement crevé que c’est plus ton esprit qui marche mais des flashes publicitaires, et les “bougnoules” ça fait partie des flashes publicitaires. Ton patron, ça va être une image très vague, c’est pas lui, c’est pas la société, c’est pas le capitalisme, ça va être les individus en général, et bien souvent ceux dont on t’aura dit que c’étaient tes ennemis. (Le temps en 3 x 8 p.24-25)

Claudie Besse, employée aux chèques postaux:

Il y a beaucoup de filles [désigne les autres employées, service de femmes] qui pourraient faire comme moi, réduire leurs horaires. Mais il y a autre chose, que j’ai un peu discerné, c’est que pas mal de filles ne veulent pas assumer leur vie. Le travail, c’est un peu un alibi, une fuite: “comme j’étais au travail je n’ai pas pu faire ça”, je suis passée à côté de quelque chose mais “je n’étais pas là”; oui, mais peut-être que vivre vraiment c’est justement être là quand il se passe quelque chose. (“Paris-Chèques” p.39)

(…) d’avoir une chaîne Hi-Fi d’un million, ça ne m’intéresse pas mais ce que je veux, c’est du temps pour vivre réellement, être avec les miens, voir des amis avec qui on parle, avec qui on vit des expériences. La majorité des gens ne sont pas prêts à ça et revendiquent ce travail comme la valeur première de leur vie. Ils existent par leur travail, par leur voiture, par leur paraître, mais ils ne pensent pas qu’il y a plein d’autres choses à faire qui ne se voient pas mais qui font qu’on est des être humains; sinon on est quoi? Des espèces de machins complètement hébétés, vides. Quand je rentre et que je vois la fatigue sur la tête des gens, ça me rend vraiment très malheureuse, je me dis “c’est pas vrai, mais on va arriver à 60 ans complètement usés”. (“Paris-Chèques” p.39)

(…) bien qu’il [son père] soit fragile il veut quand même travailler encore parce que “ou on travaille, ou on meurt”. Son père, c’était ça: il a travaillé comme un fou et puis il a été malade, il est mort au bout de huit jours. Et mon père ça sera la même chose parce que dans ce milieu pauvre, si on travaille plus on est inutile, et les gens vous regardent comme quelque chose qui n’a plus le droit d’exister, vous êtes une bouche à nourrir. (“Paris-Chèques” p.40)

Gilles Denigot, docker à Saint-Nazaire:

“2 heures par jours”, on ne peut pas revendiquer ça, évidemment, mais comme image pour dire qu’on travaille beaucoup trop aujourd’hui, je suis bien d’accord. Seulement ce qui me semble important, c’est de ne jamais vider la réduction du temps de travail de son contexte de lutte. Sans ça tu peux arriver, avec les productivités accrues, à des chômeurs payés à ne rien faire, qui ne pensent plus à rien, des chômeurs qu’on va occuper 24 heures sur 24 avec le développement de l’industrie des loisirs: on leur donnera de l’argent, ils n’auront même plus un moment pour penser. La réduction du temps de travail, si elle n’est pas obtenue par un combat qui préfigure déjà une image de la société future, de la société qu’on veut, elle est vide, vide comme ballon d’air. (Docker à Saint-Nazaire p.56)

“Salaire garanti aux ouvriers licenciés”, ça paraît utopique, mais on peut trouver des tas de mots d’ordre justes: “On en veut pas être victimes des avatars du capitalisme - la production, le profit, vont se faire sans nous, alors, qu’on nous donne notre part de production!” Tout le monde la combat, cette revendication du salaire garanti, parce que personne ne veut dissocier le salaire de l’emploi. Et surtout pas les syndicats: tu comprends, les travailleurs qui sont virés de la production, ils sont perdus pour la lutte syndicale. Mais cette liaison du salaire à l’emploi, c’est un principe essentiel du capitalisme; la “garantie de l’emploi”, en fin de compte, c’est une revendication qui rive le salaire à l’emploi, qui aménage le capitalisme, qui va dans le sens de la survie du système: moi j’ai vu, dans des manifestations à Saint-Nazaire, des banderoles syndicales: “Messieurs les Ministres, débloquez des crédits pour Corvette et Concorde”, autrement dit, donnez des subventions à nos patrons pour qu’ils continuent à nous exploiter…" (Docker à Saint-Nazaire p.60)

On peut critiquer les gaspillages, ce qui est consommé d’inutile, etc., mais il vaut encore mieux critiquer ce qui est produit. Et pour critiquer ce qui est produit, il ne faut pas que le salaire soit lié à l’emploi. Tu vois, si on est licenciés, suppose qu’on ait notre salaire garanti, on va dire “maintenant qu’on a notre salaire garanti, on ne veut être réemployés qu’à des emplois socialement utiles”. Si c’est pour être licenciés d’un travail utile et réemployés à la fabrication d’armements, vaut mieux rester à ne rien faire, tu ne crois pas? (Docker à Saint-Nazaire p.60)

Suzanne Bonnevay, secrétaire:

D’autres, vieillissant, pensent avoir épuisé l’intérêt de leur travail et, lorsque celui-ci demande une habileté manuelle, le font plus rapidement, grâce à leur expérience. S’ils trouvent un sens croissant à d’autres tâches (par exemple: partager l’éveil des enfants, avoir une vie civique intelligente et construite) alors il faudrait militer pour que PROMOTION se traduise par RÉDUCTION D’HORAIRE avec MAINTIEN D’UN SALAIRE ÉGAL, plutôt que promotion = augmentation de salaire à horaire maintenu égal c’est à dire au maximum, comme cela se pratique maintenant. Ainsi on s’acheminerait vers une retraite progressive. (Réflexions d’une secrétaire p. 71-72)

Le refus des tâches absurdes, c’était l’action que je devais tenter, à l’évidence, lorsque j’eus terminé ma réflexion, puisque chercheurs et secrétaires, nous avions compris qu’on pouvait, qu’on devait le faire (d’ailleurs je ne supportais plus ces tâches absurdes). Et cela s’est fait lorsque se sont inclinées devant notre raisonnement et notre détermination des personnes de bonne foi. (…) Réduire à la bonne foi des personnes (parfois inconsciemment) de mauvaise foi, cela a été une lutte personnelle répétée. C’est ainsi que le temps a été libéré par nous et pour moi pour une tâche plus sensée. (Réflexions d’une secrétaire p. 76)

Roger Collas, ex-ouvrier:

Une des choses qui me frappent quand je réfléchis à tout ça, c’est que, dans ce temps là [1928], les gens avaient une joie de vivre; Est ce que c’est parce que j’étais jeune? Quand je réfléchis bien, c’est pas seulement ça, parce que les adultes étaient comme moi. On avait sûrement une vie beaucoup plus rudimentaire. Le chauffage central, on ne savait pas ce que c’était (…). On prenait la vie différemment. Les gens avaient une façon de savoir se distraire que l’on trouve rarement maintenant. Aujourd’hui, avec les histoires d’horaire, de pointage, la vie de travail est absolument abrutissante et les hommes, même quand ils sont sortis de leur boulot, en subissent la pression. Ils n’ont plus la liberté d’esprit qui leur permettait de profiter de la vie, de jouir de tout ce qu’ils ont autour d’eux. Autrefois, malgré les heures de travail plus longues, l’homme vivait pour sa famille, dans son quartier, il s’y sentait intégré, on le connaissait. (J’ai commencé le boulot à 14 ans, en 1928, comme apprenti serrurier p. 79-80)

Je réfléchis en me disant : “Pourquoi le monde est-il triste maintenant? Pourquoi le monde ne sait-il plus se distraire?” Parce que notre vie est beaucoup trop complexe. Une vie d’homme est devenue d’une complexité invraisemblable, surtout si vous voulez avoir une famille, des enfants : lorsqu’on additionne les uns sur les autres les problèmes de l’école, la Sécurité Sociale, les allocations familiales, les caisses de chômage, les feuilles d’impôts, les factures de l’EDF, je me demande si c’est pas inconsciemment voulu: notre société est organisée comme ça, pour enlever la responsabilité aux gens. (J’ai commencé le boulot à 14 ans, en 1928, comme apprenti serrurier p. 80-81)

Enfin c’est peut être aussi une chance, cette éducation. Je dis souvent à mes enfants et à mes petits enfants: “Moi j’ai la chance de pouvoir être heureux avec des choses dont vous, vous ne pourrez pas être heureux. Parce que votre jeunesse a été différente de la mienne.” Il y a des joies que moi je peux goûter et que eux ne peuvent pas goûter… Alors j’espère que eux pourront en goûter d’autres que moi je ne peux pas goûter mais c’est beaucoup plus problématique, à mon avis. Savoir vivre dans un milieu, dans une société, sans en être l’esclave, vous savez, c’est déjà une richesse. C’est la richesse des pauvres, ça. C’est peut-être pas une philosophie valable pour tout le monde mais enfin, moi, elle me comble. (J’ai commencé le boulot à 14 ans, en 1928, comme apprenti serrurier p. 92)

La puissance de cette oeuvre, au delà de son thème et de son parti pris fort, est son voeu de coller au vrai, de laisser parler les gens pour eux même. De ses expériences recouplées se construisent des généralités et se dégage un schéma de malaise global par rapport au travail.

Mais ce livre n’est pas un recueil de témoignages ouvriers “interprétés” par des intellectuels. C’est sur le gâchis du temps de travail, sur la liberation possible du temps, une réflexion à plusieurs voix. (Prologue p.12)

De ces expériences auxquelles on a envie d’ajouter la sienne. Et si jamais j’avais encore besoin d’un encouragement pour partager ce qui demande à l’être:

Autogestion de ce livre: appel au lecteur pour qu’au-delà de sa lecture, il participe. Qu’il examine chacune de ces pierres selon sa vision. Qu’il les réarrange à sa guise. Qu’il s’en serve comme une arme… (Coda p.182)

“Libérez les horaires !”

“Le droit à l’utopie”

Pourquoi nous lançons-nous aussi ardemment dans le travail? Malgré, la plupart du temps, sa pénibilité? Pourquoi supportons-nous avec tant d’entrain le “Boulot-métro-dodo: cette ritournelle désenchantée ?” (Le droit à l’utopie p.101)

Car…

Meilleur remède à l’angoisse, le travail qui, comme une drogue, me fait oublier ou surplomber la mort; qui jour après jour, me permet d’user le temps en attendant que le temps m’ait usé; mais qui me donne aussi ce que chacun devrait pouvoir connaître : le contentement de mettre au monde une création qui porte sa marque, de s’exprimer, de donner un sens collectif à sa vie. (Le droit à l’utopie p.101)

Alors quoi? La fuite ou la réalisation? La fuite et la réalisation? La fuite j’en ai plus que le pré-sentiment. L’homme du présent prend souvent l’apparence, à mes yeux, d’une grande faucheuse à l’affut du moindre instant à réduire, du moindre grain de sable à écouler. La réalisation quant à elle est conditionnelle. Le travail ne peut être une création s’il n’a point de sens pour l’être qui le réalise. Aujourd’hui (et même en 1977), nombre de travaux ne sont pas habités, n’ont pas de vocations ni même d’utilité à défaut de celle d’avoir été fabriqués pour assouvrir un besoin lui même pas encore créé.

À ces deux raisons, j’en ajouterai une autre - que j’ai pour le moment du mal à définir mais que l’on retrouve assez bien exprimée dans plusieurs témoignages et dans la suite du livre - l’impression que sans le travail nous sommes inutile à la société, qu’au lieu de la nourrir nous suçons son sang et, pire, que l’envie de ne pas vouloir travailler nous colle indéniablement l’étiquette de “grosse feignasse”. Cette étiquette, nous allons jusqu’à la poser nous même sur notre front et avec beaucoup de diligence parce que…

Ce qu’il nous est permis de penser, de faire, d’aimer a été décidé pour nous sans que nous en ayons conscience: il y a les préjugés, les dégoûts, les habitudes que nous avons acquis par l’éducation; le cadre de nos raisonnements qui a été forgé à l’école; l’information qui nous est livrée filtrée et deformée; la manière de s’habiller, de manger, de vivre que nous empruntons à notre entourage et dont nous ne pouvons trop nous démarquer sous peine d’être rejetés; le moule pour notre pensée que nous fixe l’adoption inévitable du langage commun. (Le droit à l’utopie p.106)

Donc nous arborons la persuasion que nous devons travailler avec assiduité tout au long de notre vie: en partie pour nous réaliser, un peu pour se fuir et surtout par l’habitude dont nous a instruit la société - société, société, mais cette société c’est eux, c’est vous, c’est moi.

Mais pourquoi donc s’est-on - la société a - construit cette habitude? Pourquoi devons nous travailler la plus grande partie de notre temps? Est-ce réellement indispensable?

Cette affirmation va sans doute faire sursauter et conduire plus d’un lecteur à aborder la suite avec le plus grand scepticisme: s’il était possible, nous dira-t-on, de réduire la durée du temps de travail autant que nous le disons, ça se saurait et ça se ferait.

Certes

Nous ne pouvons nous contenter d’attribuer cette réaction de scepticisme aux préjugés idéologiques que la société a développés en chacun de nous. Il nous faudrait encore voir pour quelle raison cette société se défend avec tant d’énergie dès que la travail est mis en question. Pourquoi le progrès technique a-t-il été utilisé presque uniquement pour développer la production de biens matériels et de services consommables et a-t-il si peu servi à diminuer la durée du travail? Il vient immédiatement à l’esprit de mettre en cause la société capitaliste. Le désir de profit de l’entrepreneur et le désir d’accumulation du consommateur se conjugent sur le mode du toujours plus. La croissance : pour le capitaliste, produire plus, c’est vendre plus et, ainsi, multiplier les occasions de profit. (Le droit à l’utopie p. 107)

Forcément à détriment du temps disponible de nos vies. Travailler plus pour produire plus, travailler plus pour consommer plus. L’envie se parade de chaque côté: l’envie du producteur de s’enrichir, l’envie du consommateur de posséder. Et de posséder pour se sentir mieux, pour mieux vivre, voir même pour avoir plus de temps pour soi. Ce même fameux temps qui s’étiole le long de la journée de travail.

Ce temps qui nous reste, que nous avons, il devient même difficile de le savourer. Nous voulons à tout prix le rentabiliser tant il est précieux, nous voulons le maximiser en plaisir et en sensation! Ou alors il passe entièrement en repos tant nous sommes fatigués. L’industrie des services s’occupe de notre temps de vie restant, plus grand chose ne nous appartient et vient de nous.

C’est fataliste, certes, mais il ne s’agit que d’une généralité qui est parsemée de courant d’air, par lesquels rentrent l’inspiration rêveuse de notre utopie.

“Travail lié, travail libre”

D’un côté, il y a le travail, le temps du travail, celui qui compte, qui se vend. De l’autre, le temps de la consommation où nous achetons ce qui a été préparé pour nous. Seuls nos rêves nous appartiennent. Et encore… (Travail lié, travail libre p.115)

La phrase “Tout travail mérite salaire.” n’est vrai que dans le fonctionnement de notre société actuelle basée sous l’angle de l’achat et la vente où chaque activité tend à être capitalisée. Mais le travail est loin d’être une marchandise comme une autre, il est le reflet d’un temps de vie et peu même être le reflet d’envies.

Le livre nous amène alors à séparer deux types de travail, fondamentalement différent: le travail lié et le travail libre. Le travail lié est le travail pénible et ennuyeux mais nécessaire pour faire fonctionner la société dans son ensemble. Les tâches harassantes que nous souhaiterions voir disparaître. Le travail libre, lui, est un travail qui a du sens pour celui qui le fait, qui est créateur et qui trouve en sa propre activité sa justification d’être.

La complexité des sociétés industrielles a entrainé le regroupement des individus dans les villes et continue encore aujourd’hui à vider les campagnes. Le travail se trouve dans les villes où des masses de plus en plus nombreuses s’agglutinent et vivent presque les uns sur les autres dans les cités dortoirs. Il est presque impossible de comprendre tout ce fonctionnement, nous sommes perdus, noyés dans la masse, il y a du sens nulle part et partout à la fois.

Retrouver du sens, se retrouver soi, passerait par une étape de décentralisation, de retour dans des groupes à taille humaine: villages, quartiers. Une seconde étape serait de repenser l’industrie: des objets réparables par des particuliers, durables et plus sobres en énergie. Les groupes s’occuperaient eux même de leurs problèmes de gestion et d’une partie de la fabrication de ce dont ils ont besoin. Bien sûr il ne faut pas tout déconstruire et localement fabriquer son fer, son tissu, ses moteurs. La technique moderne permet de réaliser ce genre de tâches rapidement et efficacement. Mais bien souvent la réalisation de ces tâches assistées de machines est inintéressante et abrutissante. Ces tâches constitueraient le travail lié et seraient réparties entre tous. De cette manière chacun aurait une grande part de travail libre pour s’occuper de tâches bien plus intéressantes et liés aux besoins collectifs. Le travail lié serait un service obligatoire rendu à la société et en échange de ce service, la société pourvoirait en partie aux besoins de l’individu.

Le travail libre quant à lui consisterait en échange de bons procédés:

Si le temps n’était plus compté, si disparaissait la course au profit et à la consommation, si une éducation différente préparait au travail d’équipe, des groupes autonomes pas trop importants pourraient se constituer et vivre dans l’égalité: on y partagerait les tâches, les services, les produits du travail fait sur place. Est-ce là un rêve qui n’exprimerait que la nostalgie d’un passé condamné par l’évolution fatale de la société industrielle? Je pense au contraire, guidé par l’expérience personnelle d’une vie communautaire que je goûte de plus en plus, qu’il s’agit d’un pari qui est raisonnable parce qu’il est fondé sur un besoin fondamental de l’homme: établir des relations vraies avec son semblable. L’échange de travail sert à créer, à maintenir et à symboliser l’échange de paroles, de gestes, de sentiments. Alors le travail fait localement, à la maison ou pour les voisins, n’apparaîtra plus comme une activité de seconde zone, dévalorisée et soumise à l’exploitation mais pourra prendre son sens comme mode d’expression des rapports qui unissent des personnes égales et libres. (Travail lié, travail libre p.121)

Avec ses “Si” nous construisons une société miroir où le travail aurait deux dimensions. La dimension liée: tâches ingrâtes mais courtes et réparties entre tous. La dimension libre: des échanges de temps pour soi-même et les autres. Évidemment dans cette société miroir la croissance n’aurait pas lieu d’être, ni le profit en tant que finalité, et l’escalade des besoins dégringolerait sans pour autant satisfaire que les besoins naturels et nécessaires. Et dans cette société, il ne faudrait travailler (lié) que deux heures par jour.

“Deux heures par jour”

Et finalement! C’est de cela que nous parlons depuis le début, ne plus travailler ces 40 heures (35 aujourd’hui) à travailler pour travailler, produire pour produire, mais travailler juste ce dont nous avons besoin pour que la grande machine de notre société tourne: travailler deux heures par jours. La finalité annoncée de l’ouvrage, démontrer que cela est possible économiquement au delà du désir nécessaire pour changer de paradigme.

Changer de paradigme dans la gestion du travail aurait pour but la diminution du temps de travail, dit lié, pour permettre à l’homme de se réapproprier son temps. Chose réalisable à l’aide de plusieurs leviers:

(…) quatres manières de diminuer le temps que chacun consacre au travail lié: - réduire la production - augmenter la productivité - transformer une partie du travail lié en travail libre - augmenter le nombre de ceux qui prennent part au travail lié (p. 146 Deux heures par jour)

Agir sur chacun de ses leviers transformerait la société et le travail pour réduire sa durée jusqu’à deux heures par jour. Dans le livre l’auteur nous montre comment il est possible d’agir sur chacun des points et comment cela permettrait de diminuer le temps de travail. Pour lire ces démonstrations mathématiques je vous invite à lire le livre. Pour ses démonstrations, l’auteur va s’appuyer sur une société utopique où tous ses leviers peuvent être déployés sans encombre.

Je me situe dans l’“utopie” : elle me sert de référence pour la démonstation; elle est aussi pour moi, comme pour bien d’autres, ce qui anime la vie militante au-delà des nécessités de l’action au jour le jour qui font parfois oublier où l’on va. Il faut donc pouvoir y croire, un peu ou beaucoup. (p. 151 Deux heures par jour)

Les plus grandes difficultés, nous le découvrons tout en le pressentant, ne sont pas des impossibilités matérielles, techniques et économiques mais les obstacles politiques et idéologiques. Y croire est absolument nécessaire. Mais pour penser cette utopie, faire mûrir et réaliser le rêve, il nous faut surtout du temps libre…

(…) il faut du temps : temps reconquis, enclave libérée dans notre vie où puisse s’expérimenter et se préfigurer la société de demain. Ce temps libre, c’est aussi le temps, simplement, de reprendre son souffle, de vivre et rêver, de se retrouver, de replonger aux sources de ce qui nous fait désirer que demain soit différent. L’argumentation technique est là pour nous dire: l’espoir n’est pas fou, le rêve est raisonnable. laissons courir l’imagination, réalisons l’utopie! (p.181 Et maintenant…)

Vivre toutes les heures du jour …

Je n’ai brossé ici qu’une partie du livre, il est bien plus riche et pose bien plus de questions: Quand est-il des métiers aux compétences difficiles à acquérir? Comment réformer l’éducation? Quand est-il de la paresse dans la diversité des profils humains? Comment aborder cette problématique du travail dans un monde mondialisé? … et amorce certaines réponses. Pour trouver un éclairage plus complet que celui que je vous donne ici, le mieux est toujours de lire: Des passages de ce livre sont disponibles sur ce site 2hparjour, il est possible de se le procurer d’occasion (pour le moment) sur des grandes plateformes de distribution mais aussi au format pdf / epub sur ce site decitre.fr

Le souhait ici, en plus de celui du partage, est de mettre en avant des bribes - surtout dans les témoignages - qui m’ont touchée et qui m’ont aidée à voir les rouages du monde du travail de manière différente et à me positionner en tant qu’acteur rien qu’avec mes rêves, mes envies et plus tard, peut être, je l’espère, mes projets. Moi qui sortait d’une expérience professionnelle décevante et qui me pensait pas conforme au monde du travail tel qu’il est aujourd’hui, je me suis découverte inconforme certes mais avec dorénavant l’envie de le rester.

J’en profite aussi pour sortir cet autre article antérieur de ma besasse : Les tueurs de temps qui aborde la difficulté de se saisir du temps, certainement lié à des mécanismes évoqués ici tel le travail.

Généré avec Hugo
Thème Stack conçu par Jimmy