«Au contraire de l’utopie, la dystopie fait le récit d’une société imaginaire difficile ou impossible à vivre, pleine de défauts, et dont le modèle ne doit pas être imité. » L’internaute
« Société imaginaire régie par un pouvoir totalitaire ou une idéologie néfaste, telle que la conçoit un auteur donné. » Larousse
Il y a un schéma commun dans les dystopies, un schéma à la mélodie simple.
Des sociétés où l’ordre a pris le pas sur les libertés de chacun pour la sécurité et le bien de tous. Des empires où l’équilibre entre liberté individuelle et organisation commune est tombée dans l’extrême extrême. Extrême extrême à nos yeux d’aujourd’hui, d’ici où nous avons encore l’habitude de jouir de libertés consenties et choisies: libertés bien relatives à l’époque et au lieu. Liberté de choisir sa marque de shampoing - douce ironie - non de traverser les frontières comme le vent.
Orwell – 1984, Huxley – Le Meilleur des Mondes, Damasio - La Zone du Dehors, Zamiatine – Nous. État unitaire aux tours de verre, cube géométrique où tout est vu, le meilleur des mondes par contrôle assidu. La liberté vendue à la monarchie des codes, processus, règles.
La séduction de l’ordre
Ces romans dystopiques fonctionnent parce qu’ils nous dessinent des mondes qui nous font peur mais nous fascinent.
Nous sommes attachés à notre mode de vie, à nos habitudes, à ce que nous considérons comme nos libertés inaliénables. Y toucher serait nous toucher. Un gouvernement qui impose un contrôle nouveau à sa population est une dictature. Mais l’événement, son existence, a adoucit l’idée. Cela a été fait. Pas chez nous certes mais c’est dorénavant un sujet abordé. Nous pouvons prendre ici l’exemple du contrôle des naissances en Chine qui a été très mal reçu mais qui crée un antécédent et offre une possible solution à la surpopulation.
- Un gouvernement qui écrit – réécrit – ses journaux est une dictature. Impossible de justifier cette démarche, trop lointaine pour nous.
- Un gouvernement qui empêche ses sujets d’aller où ils le souhaitent selon leur revenu et leur statut, est une dictature.
C’est ce que nous pouvons voir dans 1984 et la Zone du dehors. Aujourd’hui, oui, ce seraient des dictatures. Jusqu’au jour où tout le monde serait convaincu du bien fondés des actions menées. Le jour où nous serions convaincu que faire autrement serait une ineptie, que la meilleure des voies est leur voix. Quand les codes, par petites touches au fil des ans, nous auraient profondément changés dans ce sens.
Aujourd’hui nous rejetons ces dystopies : elles sont privatives, mornes, liberticides. Elles sont dystopiques, justement. Pourtant, une part de ces réalités alternatives, les plus pernicieuses, nous séduisent: l’organisation qui y règne, la clarté des règles strictes, le contrôle qui nous débarrasse de la responsabilité de choisir. C’est une fascination secrète, dans les instants où nous aimerions pouvoir être toujours spectateur et nous laisser porter par des nuages doucereux. Il nous suffit de suivre les directives de l’état. La responsabilité d’être est lourde. Elle nous demande d’être constamment acteur de nos vies. L’ordre total nous donne parfois envie. La servitude volontaire, d’après La Boétie, se supporte plutôt bien.
Le contrôle = la connaissance
Ne nous voilons pas les yeux pour autant, chez nous, l’ordre est bien présent et dûment intégré. Nos vies sont réglementées depuis fort longtemps : frontières, papiers, pudeur, code de conduite, code de la route … Et le sont toujours un peu plus: demain certainement un pas supplémentaire pour régenter encore un peu plus l’immense bordel de l’espace social, de l’espace humain, de l’espèce humaine. Ce bordel, nous le voulons de moins en moins, ou alors, nous le voulons lisse, carré, organisé, structuré. De plus en plus à mesure que la masse humaine et ses moyens d’interactions grandissent, eux et le désordre inévitable qu’ils provoquent.
Attention, cet ordre est utile. Sans lui nous ferions certainement n’importe quoi. Il y a des codes sur lesquels on doit s’entendre car ils servent à huiler la machine, à faire que la société fonctionne. C’est grâce au code de la route qu’on est libre de circuler dans des sens différents sans se faire du mal. Mais quand ce code ne sert plus une liberté - disons de circuler même dans des sens différents - ce n’est plus juste de l’ordre, c’est du contrôle.
Et nous voulons du contrôle. L’envie certainement inhérente à notre espèce d’une stabilité transparente de notre monde. La stabilité permettrait alors - espérons le - de le comprendre pleinement. L’état statique permettrait de réduire toute inconnue à une variable simple et de rendre une image d’ensemble plus nette. La stabilité puis l’annihilation de l’inconnu par le contrôle. L’inconnu est improbable. L’inconnu nous fait peur, lui que nous ne pouvons ni comprendre ni contrôler. Connaître les rouages de l’univers, de la machine humaine, de la société pensante, n’est-ce pas l’un des désirs qui anime chacun d’entre nous ? Contrôler pour comprendre, comprendre pour contrôler.
La liberté = le crime
Les interactions, le temps seraient réglementés, les connaissances normalisées, les hasards grotesques dissous. Dans ce monde rien ne nous surprendrait – car nous risquerions d’être surpris en mal. Le contrôle, donc, pour supprimer l’imprévu. Supprimer les risques. Le contrôle afin que les Hommes vivent mieux.
« La liberté et le crime sont aussi étroitement liés que… disons, le mouvement d’un aéronef et sa vitesse. Si vitesse = 0, il ne bouge pas ; si la liberté = 0, l’homme ne commet pas de crimes. C’est clair. Le seul moyen de libérer l’homme du crime, c’est de le priver de liberté. »
Nous, p. 43, Evgueni Zamiatine, D-503 réfléchissant à l’aberration de se “libérer” de l’État Unitaire.
Pour “vivre mieux” il faut contrôler et supprimer le crime, le “mal” qui nuit au commun, à l’unité société monde. Ce mal peut venir de tout. Il peut prendre des visages auxquels nous ne nous attendrions pas. Méfions-nous de tout ce qui ne rentre pas dans les codes, le mal est certainement infiltré parmi eux.
L’a-liberté = le bonheur
« La vieille légende du Paradis (…) C’est deux là au Paradis ils-ont eu le choix : ou le bonheur sans la liberté ou la liberté sans le bonheur ; pas de troisième voie. Eux ces nigauds, ils ont choisis la liberté » Nous, p. 67, Evgueni Zamiatine
Sans la liberté plus de bien, plus de mal, plus de choix. Ces mondes ordonnés nous donnent à croire que le bonheur ne peut s’acheter qu’au prix de la liberté. Nous donnent à croire que nous ne sommes pas assez responsables pour construire notre bonheur par nous même. Il faut que nous nous attachions les mains et attendions la bouche ouverte que l’État providence nous abreuve de bonheur liquide désinfecté. Peut-être est-ce vrai. Peut-être est-ce le chemin sur lequel nous devrions nous laisser guider.
Le désordre, le chaos, et avec eux la liberté, deviennent des freins au bonheur organisé. L’imagination est synonyme de maladie. Dans un système qui prône l’ordre total comme la voie d’accès à un monde meilleur – au Meilleur des Mondes – tout ce qui apporte du chaos est un élément / événement nocif.
Et alors?
Dans les romans dystopiques le système est totalitaire. Il détient les pleins pouvoirs sur les individus jusqu’à la limite de leurs pensées. Leur comportement doit correspondre aux codes imposés. Nous ne pouvons que craindre d’aller dans cette voie, de rejoindre l’ordre. Cauchemar chimérique dirons-nous : où est notre totalitarisme ? En 2021 nous sommes loin de 1984. Nous semons encore beaucoup trop de chaos. Notre société n’est pas une dictature assumée avec le visage d’un Big Brother. Mais l’ordre total est pernicieux, doux et sécurisant, moins fatiguant que les voltiges, facilement souhaitable. Lui aussi, comme le “mal” prend certainement plusieurs visages…
Je crois qu’il nous faut continuer à cultiver notre désordre, à chérir son imprévisibilité. Nous sommes habités de sombre, de paresse, de cupidité, osons nous le reconnaître pour espérer moins s’y soumettre. Nous sommes habités de lumière aussi, d’envies, d’imagination, laissons les créer. Il nous faut accepter nos peurs, nos colères, nos doutes, et les réconcilier à pleine main dans nos vicaires fumantes. Dansons, voltigeons, empruntons des chemins de traverse pour que l’imprévisible demeure imprévu, que les arbres ne poussent pas droits, que la stupéfaction soit jouissive !
Écoutons les paroles de Zarathoustra et mettons des projets, des étoiles au monde:
“Zarathoustra se mit à parler au peuple : Il est temps que l’homme se fixe à lui-même son but. Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance. Maintenant son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître. Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer ! Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos. Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même. Voici ! Je vous montre le dernier homme. Amour ? Création ? Désir ? Etoile ? Qu’est cela ? Ainsi demande le dernier homme, et il cligne de l’œil. La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps. Nous avons inventé le bonheur, - disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil. Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui: car on a besoin de chaleur. Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s’avance prudemment. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et sur les hommes ! Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement. On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l’on veille à ce que la distraction ne débilite point. On ne devient plus ni pauvre ni riche : ce sont deux choses trop pénibles. Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir encore? Ce sont deux choses trop pénibles. Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : qui a d’autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous. Autrefois tout le monde était fou, - disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l’œil. On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé c’est ainsi que l’on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt - car on ne veut pas se gâter l’estomac. On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé. Nous avons inventé le bonheur, - disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.” Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, § 5, trad. H. Albert.